WILLIS JACKSON (1928-1987)

Les saxophonistes barytons ne sont pas nombreux en Jazz. Parmi les plus célèbres, Pepper Addams, Leo Parker et bien sûr Gerry Mulligan sont incontournables.
La sonorité de cet instrument est fascinante, des notes graves qui crépitent, envoyées souvent par un souffle puissant.
Contrairement au Be-Bop, Gerry ne lançait que quelques notes dans un swing chaleureux.
Il composa des thèmes devenus des standards, par exemple “Bernie’s Tune” ou “Line For Lyons”. Il écrivit des arrangements pour orchestre et joua avec de nombreux grands artistes comme Paul Desmond, Thelonious Monk, Chet Baker, Stan Getz.
Il joue sur la session historique de “Birth Of The Cool”, un album de Miles enregistré entre 1949 et 1950. Il compose “Jeru” duquel ressortent les toiles sonores des soufflants, sur une structure peu commune très particulière, qui ne ressemble pas aux cycles habituels. L’idée de ce changement de structure est innovante, les arrangements lumineux.
Ce qui est particulier chez le baryton, c’est la sonorité et l’approche du Jazz Cool qu’est celle de Gerry. Ayant ancré le Be-Bop dans son jeu, on y entend des notes graves jouées sans âpreté, sans son sec.
Il enregistre en 1950 avec le Big band du contrebassiste Chubby Jackson.
Dans cette formation, sont présents aussi le trompettiste Howard McGhee, le saxophoniste Zoot Sims et le tromboniste J.J Johnson.
Au cours du premier morceau “Flying The Coop”, on entend le baryton jouer des motifs de basse, parmi les riffs énergiques de la section des cuivres.
En 1954, lors du concert à Paris, la configuration du combo est originale. C’est un Quartet sans instrument harmonique. Sont présents la batterie, la contrebasse le trombone et bien sûr le baryton. La prise de risques est importante. Au cours de “Bernie’s Tune”, les phrases du sax rebondissent en swinguant les harmonies du sax et du trombone sont très bien écrites.
Une autre session qui me paraît incontournable est la session avec Chet Baker, dont le titre est “Reunion With Chet Baker”.
La souplesse du baryton domine, les phrases swinguent dans l’allégresse. On entend le jeu aéré léger dès ce premier morceau “Reunion”.
Entre thèmes originaux et standards, il est intéressant d’écouter les dialogues, les contrechants entre trompette et saxophone. Les croches du baryton sont légères dansent sur ce tapis si doux de la contrebasse et des balais sur la caisse claire.
Malgré la tessiture grave, le crépitement est toujours agréable.
Tout seul, le baryton joue quelques notes d’introduction rondes sur “Stardust”, avant d’établir le dialogue avec Chet.
Plus loin dans ce même disque, le saxophoniste reprend “Ornithology”, dont le solo donne l’impression de légèreté. Tout est joué avec une sonorité des plus fines.
Le swing du batteur est maîtrisé sur la cymbale, le contrebassiste joue des notes avec simplicité. Gerry en ses qualités d’arrangeur, composa des motifs en contrechant avec la trompette.
L’année 1957 est foisonnante en collaborations; Stan Getz, Harry “Sweets” Edison, Thelonious Monk, Paul Desmond partagent l’affiche avec le saxophoniste.
Dans l’album “Jazz Giants’58” le baryton trouve des intonations Blues au cours de “Sundae” qui s’inscrit dans style.
La même année, il joue avec Thelonious Monk les chefs d’oeuvre de ce pianiste de génie.
Le baryton joue une version de “Round Midnight” en velours. Les notes et le son accentuent l’intimisme d’un tel chef d’oeuvre. Musicien de Be-Bop, Gerry pouvait jouer des phrases enflammées sur des tempos up swing. Les articulations très Be-Bop. Le jeu sur “I Mean You” laisse entendre des phrases non techniques, en croches le plus souvent. “Straight No Chaser” joué à un tempo tranquille, laisse la place à des phrases mélodieuses plutôt classiques dans l’approche.
Autre moment magique, la réalisation du disque avec Paul Desmond sur “Blues In Time”.
Ces deux figures du Jazz Cool Gerry et Paul Desmond font danser leurs phrases sur ce swing enchanteur. Les deux saxophonistes n’ont pas d’instrument harmonique, la contrebasse balisant le chemin.
L’alto et le baryton mélangent leurs deux sonorités, donnant le sentiment de notes effleurées. Le swing est soyeux sur “Line For Lyons”.
En compagnie de Stan Getz, le tempo est plus relevé l’up swing est bien présent chez les deux saxophonistes. En plein climat Be-Bop, ils choisissent “Scrapple From The Apple” de Charlie Parker. Gerry rebondit sur la ligne de basse et la batterie. Stan est lui encore plus aérien. Les deux voix sur “That Old Feeling” sont savoureuses par les notes choisies et les espaces. L’entrée du baryton est très belle au cours de “A Ballad”.
En 1959, Gerry donne la réplique à deux immenses précurseurs, le saxophoniste Ben Webster et l’artiste Johnny Hodges.
Avec Ben Webster, les morceaux sont des standards du Jazz Swing. Tandis que le souffle est fin au ténor, le baryton crépite un peu plus.
L’album en compagnie de l’altiste de Duke, démarre par un thème des plus décontractés. Le souffle de Johnny est une merveille, les notes de Gerry rebondissent sur la rythmique.
Sur “Back Beat” assez Blues, Gerry ne joue que quelques notes.
Gerry Mulligan a toute sa vie multiplié les collaborations avec les autres Jazzmen. Il est aux côtés des représentants du Swing et du Be-Bop.
Avec Johnny Hodges presque tous les morceaux sont cool excepté “18 Carrots For Rabbit” un thème un peu plus rapide. Énergique est la section rythmique, le baryton est même plus doux que l’alto.
En 1960, le live au Village Vanguard démarre sur les chapeaux de roue.
Le baryton joue en plein Be-Bop, avec en fond une contrebasse qui résonne bien.
En 1961, le saxophoniste accompagne la chanteuse Judy Holliday et sont entourés d’un Big Band, aux arrangements délicats.
En 1962, Gerry Mulligan publie “Night Lights” dont le thème éponyme est introduit par un piano qui caresse les touches. Vient ensuite, le bugle d’Art Farmer qui joue cette mélodie des plus romantiques. Entouré aussi du guitariste Jim Hall et du tromboniste Bob Brookmeyer, le répertoire est joué avec tendresse.
Les phrases de guitare sont mélodiques, le baryton joue avec une rondeur appréciable.
Faisons un saut de quelques années vers le futur et les années 70.
En 1974, Gerry collabore avec Astor Piazzolla pour l’album “Summit”, qui montre que le saxophoniste s’intéressait à d’autres styles que le Jazz.
Nostalgie, mélancolie le baryton s’adapte à la musique du maître Argentin, en y apportant ses notes graves. La nostalgie et la mélancolie sont présentes.
Du Tango Argentin au Jazz, Gerry pouvait explorer d’autres horizons comme on peut l’entendre avec le pianiste et arrangeur Enrico Intra. La musique est énigmatique. Le premier thème mystérieux se transforme en une séquence optimiste. Quelques séquences sont jouées ensemble par le baryton et le bandonéon valent le détour. Les contrechants sont dynamiques.
De cette période, il me semble incontournable de parler du concert au Carnegie Hall avec Chet Baker. Le moment le plus grandiose est le titre “For An Unfinshed Woman” aux couleurs de Blues mineur. Le baryton part en premier dans un solo presque méditatif, où chaque note est bien choisie. Le saxophoniste fait monter l’intensité rythmique, en entraînant la contrebasse de Ron Carter et la batterie.
Gerry n’était pas qu’un soliste et compositeur. Il était aussi arrangeur pour grand orchestre et ce fut le cas notamment pour “Birth Of The Cool”.
En 1980 dans “Walk On The Water”, on entend la souplesse et la belle rondeur du son dans “Song For Strayhorn”. Les notes du sax se déploient avec douceur sur ce morceau Bossa.
Le sax est vraiment dans cet esprit du Jazz Cool où la technique n’est pas l’essentiel.
Un compositeur et arrangeur que j’aime beaucoup, Dave Grusin reprend “Five Brothers” de Gerry. Malgré les synthés qui ne sont pas adaptés au style de ce morceau Dave Grusin swingue avec son piano.

En 1987, Gerry se trouve entouré d’un orchestre à cordes. Dans une vidéo qu’on trouve sur YouTube, le son du sax ne ressemble pas à celui d’un baryton dans le morceau “Entente”.

En 1992, Gerry célèbre à nouveau le disque “Birth Of The Cool”. Le répertoire est une articulation entre Be-Bop et Cool comme dans l’album originel.
L’année suivante, il consacre un hommage à la Bossa, en compagnie de la chanteuse Jane Duboc intitulé “Paraiso jazz Brasil”. La voix sobre s’envole et nous propose des interprétations qui apportent une certaine légèreté, tout comme le saxophone.
C’est une grande décontraction qui se dégage de cet album. La voix est pure le baryton s’envole sur le tempo de “No Rio”.
Cet album montre une nouvelle fois le sens du raffinement de Gerry.

Le disque “Dream A Little Dream” est essentiellement fait de reprises de standards avec quelques compositions.
Les tempos sont toujours cool, les phrases séduisantes, le sens mélodique toujours présent.
Dans ce disque de grandes ballades, “Here’s That’s A Rainy Day”, “Georgia On My Mind” “My Funny Valentine” sont repris.
Le Blues est repris aussi, la sonorité est langoureuse. A partir d’une mélodie très connue, le sax ne cherche pas le coup d’d’éclat mais se concentre sur le choix des notes.
“I’ll Be Around” met en valeur cette sonorité.

“Dragonfly” en 1995 commence par une mélodie smooth Jazz que Gerry et Grover Washington Jr jouent avec sensualité. Au piano on trouve Dave Grusin.
La suite est “Brother Blues”, un thème au swing cool dont on entend un solo de baryton soyeux. La mélodie “Anthem” ressemble à un thème de “Folk Song”, une mélodie apaisante optimiste écrite en trois temps.
Là encore, le baryton a une sonorité des plus souples. Le discours à la trompette assortie de la sourdine donne un côté Bluesy. À la guitare, Scofield joue des motifs aérés qui respirent comme Dave Samuels au vibraphone.
L’album est composé de thèmes tranquilles imprégnés du style cool.
Les croches swinguent bien sur le morceau “Art Of The Trumpet” un belle synthèse du Be-Bop avec le cool.
J’aime les échappées du baryton qui déroule des notes lumineuses.
Le sommet de lyrisme est atteint par la fragilité traduite dans “Listening To Astor”. Le souffle de Gerry déploie simplement quelques notes.
“The Ninth Life” apporte de l’optimisme, enchante véritablement nos oreilles.

Gerry fut un grand soliste au baryton, capable d’arranger des morceaux pour grand orchestre. Sa participation à “Birth Of The Cool” fit de lui un grand représentant de ce courant. Rapidement, il gagna la confiance et le respect des musiciens, Miles Chet, Baker, Lee Konitz, Stan Getz, Johnny Hodges, Ben Webster.
Sa sonorité, sa conception, son approche le placent au milieu de deux esthétiques. A partir de la racine du Be-Bop, le sax s’est orienté vers le Jazz Cool et a conservé tout au long de sa carrière cette trajectoire.

Parmi tous les morceaux dont on a parlé au cours de ce texte, j’ai choisi une composition originale “Night Lights”, une séquence de 1962, au cours de laquelle l’émotion est au rendez vous.

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